UN TEXTE DE STEVE BOURDEAU Une de mes citations favorites du grand auteur américain Kurt Vonnegut est : « If this isn't nice, what is? », une phrase que son oncle aimait bien répéter, souvent en plein milieu d’une conversation, question de forcer les gens autour de lui à remarquer ces petits moments de bonheur passagers qu’on a tendance à ignorer trop facilement. C’est une forme de gratitude envers l’univers qui a aussi sa propre expression en québécois : « heille, on es-tu bin! ». Quand j’y pense, je me rends compte que ma vie entière est structurée autour de cette expression-là, que mes choix, mes ambitions, mes rêves se résument souvent à des moments où la seule réponse adéquate, la seule chose qui reste à dire, est « heille, on es-tu bin? ». Je regarde mes enfants qui jouent dans les vagues et qui rient avec abandon sur une plage de Caroline du Nord qui s’étend à perte de vue… « heille, on es-tu bin! » Je lis un bon roman, la tête accotée sur les cuisses de ma blonde, avec un feu qui crépite dans la cheminée et une petite neige qui tombe à travers la fenêtre… « heille, on es-tu bin! » Et bien sûr la nature, le plein-air, la grimpe. Ça m’arrive souvent en plein milieu d’une voie, alors que je me sens en plein contrôle de mes moyens. Je me rétablis sur une vire, je prends quelques secondes pour m’étirer les bras, et j’engage la section suivante sans hésitation. Je place mes pieds précisément, je referme mes mains sur les prises et la sensation des grains rocheux sous mes doigts est rassurante. Ce qui se passe ensuite s’apparente à de la magie : mes jambes, mes bras, mon bassin, mes épaules se parlent entre eux et s’accordent, ils bougent ensemble en harmonie me laissant le loisir d’être tout simplement là, en train de me dire « heille, on es-tu bin! » * Mais ma relation avec l'escalade—avec la verticalité—est loin d’être si simple. J’ai une confession à faire : il y a bien des moments quand, suspendu au bout de ma corde, ou accroché par le bout de mes doigts avec 30 mètres de vide sous les pieds, je vie des épisodes d’anxiété assez intenses merci. C’est au point de me demander ce que je fais là. Et ça ne prend pas grand-chose: un léger craquement de la corde, le nœud qui se resserre autour de mon harnais, ou simplement le choc de la réalisation que ma vie ne tient qu’à un mince bout de nylon, et soudainement l’appel du plancher des vaches se fait entendre, et c’est assourdissant!
Et pourtant, le jour suivant, je me retrouve en haut, cette fois-ci avec ma perceuse, prêt à y installer un relai et commencer le travail. Allez comprendre quelque chose. Pire encore, une fois que je suis à nouveau en rappel, cette fois-ci solidement ancré dans mon relai installé selon les règles de l’art, une vision d’horreur: au milieu de la voie se trouve un immense feuillet, massif, profond, immobile, et certainement que même de la dynamite ne le bougerait pas, mais c’est plus fort que moi, j’imagine qu’en éternuant je pourrais le déloger, et si ça c’est possible, en théorie, qu’est-ce qui empêcherait l’entière portion de falaise où j’ai installé mon relai de se détacher et de tomber sur moi comme un immeuble qui s’effondre pendant un tremblement de terre? Mon côté cartésien fait de l’overtime pour reprendre le contrôle et repousser les pensées catastrophiques, mais le dommage est fait: chu pas bin. Je redescends au sol, je m’assois, le dos accoté sur le mur orangé, chauffé par le soleil de juin, et je regarde autour de moi. Le ciel est beau, azur avec quelques nuages qui s’entremêlent au loin. Il y a des oiseaux qui gazouillent et des suisses tout nerveux qui lèvent le nez dans le vent. Il y a même un colibri qui passe dans le coin et qui repart aussi vite, comme un petit haiku offert par la nature… et là, je me mets à rire. Tout seul dans le bois, je ris, pendant que mon angoisse irrationnel fond comme de la crème glacée sur le bord d'une piscine au milieu d’une canicule, et je ris et je ris, et ça devient un moment de bonheur qui ne peut pas s’exprimer en mot. Et après, tout ce qui reste c’est de la gratitude: d’être là, d’être vivant, de pouvoir grimper, et d’avoir en moi la volonté de combattre mes démons.
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un texte de steve bourdeauUne chose est sûre, on grimpe tous parce qu’on en retire quelque chose, et il y a probablement autant de raisons valables de grimper qu’il y a de grimpeurs. Je trouve quand même ça intéressant d’y réfléchir une fois de temps en temps, d’essayer de mieux comprendre ma relation avec une activité qui occupe toujours une place importante dans ma vie, et qui a souvent contribué à y donner un sens. Ça peut sembler étrange de parler de familiarité et de réconfort quand on pense à l’escalade. D’ordinaire on associe plutôt l’activité avec l’aventure, l’inconnu, l’extrême, l’adrénaline. On est des « alpinisss » après tout, des conquérants au bord du précipice! Pourtant, pour moi, le côté vieille pantoufle de la grimpe est un de ses aspects les plus essentiels. Je vous offre quelques exemples en guise d’explication. Flesh for Lulu, c’est une ligne classique dans le secteur Meadows à Rumney, dans le New Hampshire, et c’est la première voie relativement « difficile » que j’ai essayée—ça devait être en 2000 ou en 2001— quand j’en étais encore à mes premières armes comme grimpeur. Je me rappelle à quel point j’étais intimidé devant la ligne pure et directe qui s’attaque à la plus haute section de la paroi. J’avais pris mon temps à négocier la première moitié plus modérée, en serrant chaque petite prise à m’en blanchir les jointures, peu importe la facilité des mouvements que j’avais à faire, ou l’immensité des prises de pied qui me gardaient solidement en équilibre sur le mur. Je m’étais même pris quelques chutes sous le petit toit à mi-hauteur, ne sachant pas que j’étais encore loin des réelles difficultés de la voie. Après avoir tâté les minuscules crimps au début du crux au dessus, j’étais redescendu, défait, mais fier de mis être mesuré. Finalement, un sympathique vétéran local qui passait dans le coin avait remarqué ma corde qui pendait encore du milieu de la voie comme un drapeau en berne et avait gracieusement offert d’aller récupérer mes dégaines. Vous pourriez penser que je l’ai laissé en jachère pendant une décennie, le temps de faire mes grades, ou au contraire que je m’en suis rapidement fait un projet, que je me suis entrainé avec rigueur et discipline (avec des tounes de Rocky 4 en background), tout en apprenant chaque détail de la voie, en faisant attention à ce que chaque mouvement soit méthodique et précis, jusqu’à ce qu’un beau jour, avec les conditions parfaites… mais non, loin de là. En fait, j’ai dû grimper Flesh for Lulu plus d’une vingtaine de fois, répartis sur une bonne douzaine d’années, avant d’en venir à bout. Tranquillement je me suis familiarisé avec la texture du rocher, avec la position, les points de vue, les moments de repos, les mouvements de forces, ceux plus techniques. D’une saison à l’autre je me rappelais jamais exactement de la séquence que j’avais utilisé la saison précédente pour passer le crux, mais ça me dérangeait pas. Chaque fois que je m’encordais à la base de Flesh, je ressentais une nervosité qui était familière, et étrangement réconfortante. Quand je l’ai finalement enchainée en 2012, après deux ou trois essais consécutifs, le sentiment était ambigu. D’un côté il y avait évidemment la vague d’endorphine qui accompagne toujours le send, le précieux sentiment d’accomplissement, parfois même de dépassement qu’on ressent en redescendant, mais en même temps, j’avais comme une drôle de conviction derrière la tête, le feeling que ma relation avec ce bout de roche-là était plus profond qu’une simple histoire d’enchainement sans chute. Encore aujourd’hui, pendant mes pèlerinages saisonniers vers Rumney, je ressens toujours une attirance pour Flesh for Lulu, et chaque fois que j’ai l’opportunité d’y donner un petit « burn », c’est comme retrouver un vieux chum que j’ai pas vu depuis longtemps, mais qui n’a pas changé du tout. Même si c’est mon désir d’aventure qui m’a mené vers les montagnes quand j’étais jeune, c’est le sentiment de familiarité avec la paroi, avec le rocher, avec la nature en général qui a donné un sens plus profond à ma pratique de l’escalade. Petite tranche de vie : on se pointe dans le stationnement de la Montagne du Tranchant tôt le matin pour une petite session de grimpe qui se terminera vers midi, juste avant que le soleil à son zénith vire l’escarpement noir en coulée de lave. On est les premiers arrivés à la paroi. La fraîcheur du matin est bonne à respirer. Le bas de la falaise à l’air encore un peu humide de rosée. Sans rien dire on se dirige vers Pensée magique, notre réchauffement de prédilection depuis je sais plus combien d’années (depuis que Jean-Claude Néolet l’a ouverte probablement). Pendant que mon partner vrac la corde, je m’organise une douzaine de dégaines autour du harnais, j’enfile mes varappes, je dépose mes mains sur la tablette de départ, et après un bref échange de regards—le nœud, le gri-gri—je me tire vers le haut. Les premiers dix mètres de Pensée magique sont faciles, et je place ma première dégaine autour de la quatrième plaquette. Chaque prise, chaque position, chaque séquence est familière. Mon corps s’en souvient autant que mon esprit, et tout devient instinctuel. Des fois, je continu de jaser avec mon partner en bas et je me retrouve au relais trop rapidement. D’autre fois je ralentis, je laisse aller mes sens, je m’ancre solidement dans le proverbial moment présent. En psychologie on parle beaucoup de flow, pour décrire cet état-là. Un moment de pure absorption dans une activité, alors que le corps et l’esprit partage un but commun, et s’exécute en parfaite harmonie. Le flow c’est de se laisser aller dans le mouvement et de s’oublier, tout en faisant confiance à son pilote interne. J’ai toujours trouvé que c’est quand je réussi à m’oublier un peu que je finis par mieux me retrouver. C’est con quand on le dit de même, mais il y a un fond de vrai là-dedans. Ces idées-là me ramène toujours au même constat : La permanence du rocher… La vie change, les enfants grandissent, la barbe grisonne, les imprévus de la vie nous déstabilisent, mais à travers tout ça, le rocher demeure. Il perd peut-être une couple de cailloux chaque printemps, mais essentiellement le rocher reste pareil, et sera identique même quand j’irai plus. Il y a quelque chose de rassurant là-dedans, de savoir que même si ça va mal par boute, que même si la vie nous maltraite pis nous bardasse à droite pis à gauche, la roche est là, elle nous attend. On peut aller faire la même voie, le même bloc, les mêmes mouvements qu’on a déjà fait cent fois avant, et on peut retrouver une certaine paix, un certain équilibre, dans ces moments-là. |
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Octobre 2020
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