un texte de steve bourdeauQuand tu y penses, il y a quelque chose d’un peu absurde dans l’escalade. On s’en rend compte quand on essaie d’expliquer la chose à quelqu’un qui a jamais grimpé : « On trouve un bout de roche dans le bois, plus il est gros plus on est content, pis après ben on essaie de se rendre en haut de plein de manières différentes. Plus la manière est compliquée pis exigeante, plus on est content quand on réussit. » C’est aussi simple que ça dans le fond. Qu’on parle d’un bout de roche gros comme le K2, ou petit comme Grandma Peabody, le principe de base est le même, déconcertant dans sa simplicité. Les choses se compliquent dans notre petit univers aussitôt qu’on commence à parler de première ascension. En effet, la plupart des conflits qui sont répertoriés dans les annales de l’escalade sont en lien avec la notion de la première ascension. Pourtant, l’ambition d’être le premier à réaliser quelque chose, peu importe quoi, ça a toujours été un moteur essentiel au progrès de l’espèce humaine. Notre instinct d’aventure est probablement ancré profondément dans nos gênes de chasseur-cueilleur, et c’est sûr que la survie de l’espèce a dû en dépendre à plusieurs reprises depuis 70 000 ans. Mais au-delà des avantages évolutionnaires de nos tendances compétitives, la notion d’être le premier a toujours été embourbée avec l’égo. Premier à traverser l’atlantique en avion, premier en haut de l’Everest, premier à rejoindre le Pôle Nord, premier à trouver le passage du Nord-Ouest… Au 19iècle siècle, c’étaient des jalons dont dépendait la fierté et la gloire de nations entières; ça représentait le progrès de la civilisation, et les individus derrière l’exploit étaient considérés comme des héros. Les premiers ascensionnistes, même quand on ramène ça à au tout petit monde de l’escalade de paroi au Québec, ils traînent avec eu un peu de cet historique-là. Il y une fierté, un sentiment d’accomplissement, une petite touche de gloire, qui vient avec l’idée d’être le premier à se rendre en haut d’une falaise par un certain chemin. Ça flatte l’égo dans le sens du poil, comme on dit. Depuis maintenant plusieurs années, je fais partie de cette belle gang-là. Moi aussi j’ai été le premier à me rendre en haut de certains bouts de roche par des chemins que personne d’autre avait essayé avant. Je peux vous le confirmer, il y a un petit facteur cool qui vient avec ça. Mais à force de jaser avec d’autres premiers ascensionnistes, je me suis aussi rendu compte qu’il y avait une différence fondamentale dans les raisons qui nous avaient menés à faire partie du même groupe, mais que j’avais de la misère à cerner cette différence-là. C’est en réfléchissant aux principes de développement de notre club—à la meilleure manière de développer un gros cliff sans que la marde pogne, autrement dit—que j’ai finalement compris qu’il y avait une différence appréciable entre un ouvreur-équipeur et un premier ascensionniste, et que bien que techniquement je faisais partie des deux catégories, mes motivations découlaient d’une bien plus que de l’autre. L’éthos du premier ascensionniste, dans sa plus pure expression, c’est l’ascension de style « ground-up. » T’arrives en bas d’une falaise vierge, tu spots une ligne qui a l’air réalisable et attrayante, tu la grimpes, tu retournes chez vous. Simple de même. Les motivations du premier ascensionniste sont nombreuses et tout aussi valides les unes que les autres : le désir d’aventure, l’attrait de l’inconnu, l’exploration de terrains vierges, la survie, le dépassement de soi, et oui, la fierté qui vient avec la notion d’être le premier. Sans des grimpeurs qui étaient (et qui sont) motivés par ces raisons-là, c’est clair que le développement des sites d’escalade au Québec aurait progressé pas mal moins vite. Mais de l’autre côté t’as les ouvreurs-équipeurs. Être ouvreur-équipeur c’est pas tant de vouloir être le premier en haut, ou d’être à la recherche d’aventure et d’inconnu, c’est plutôt d’être poussé par un puissant désir de grimper tout ce qui peut être grimpé. Tu te pointes devant une falaise et t’as le goût de grimper chaque pouce carré de la falaise, et s’il y a une section de falaise où c’est pas possible, ben tu t’arranges pour que ça le devienne—tu brosses, tu purges, tu boltes, tu grimpes, et juste comme ça, t’es devenu ouvreur-équipeur. Et c’est vraiment quelque chose d’unique comme expérience. Pour moi ça s’apparente beaucoup plus à de la création qu’à de l’exploration. T’arrives devant un escarpement rocheux qui a été façonné par les glaciers pendant des millions d’années, et qui est là, immobile, silencieux, infiniment patient… et soudainement tu y donnes un sens, tu y apportes quelque chose de profondément humain. Tu trouves des chemins, tu y dessines des lignes imaginaires, t’inventes des histoires autrement dit. Elle commence ici, tout en bas, cette histoire-là, elle suit la fissure diagonale, bifurque vers un petit ressaut, et elle se termine tout en haut sur la vire. Et juste à côté, il y en a une autre histoire, toute aussi jolie, mais complètement différente. L’intrigue est plus intense, peut-être qu’elle a plus de suspense, qu’elle est plus mystérieuse. À force de brosser les prises, les mouvements deviennent une chorégraphie autant qu’une trame narrative. Tranquillement la paroi se personnifie, acquiert une identité propre. Et en fin de compte, pour moi, le plaisir de faire découvrir ces nouvelles lignes tracées dans la permanence du rocher à d’autres grimpeurs est tout aussi grand que le plaisir de les avoir découvertes en tout premier lieu. On ne peut pas reprocher au premier ascensionniste son désir d’être le premier à grimper une nouvelle ligne. On ne peut pas non plus reprocher à l’ouvreur-équipeur son désir de bolter chaque variante imaginable d’une section de paroi. Les deux, en bout de ligne, sont bénéfiques pour le développement de l’escalade. Les conflits émergent, selon moi, quand les deux tendances se manifestent de manière excessive chez la même personne. Si t’as le goût de tout équiper, peu importe le niveau, peu importe l’endroit, peu importe le temps que ça prend, mais que t’as tout autant besoin d’être le numéro uno à se rendre en haut de tous les bouts de roches que t’équipes, ça prend pas un gros effort d’imagination pour voir les conflits et les frustrations qui pourraient en ressortir. En vieillissant, j’ai dû m’assagir. J’ai encore mon côté un peu compétitif, et j’aime bien croire que j’ai encore une couple de saisons à pouvoir enchaîner des voies à ma limite actuelle. Je me mentirais à moi-même si je prétendais que je m’attache pas à des lignes en projet, et que je me motive pas avec l’idée de faire la première ascension. C’est clair que ça fait partie de la game. Mais de plus en plus je me rends compte que je trippe au moins autant quand je vois d’autres grimpeurs dans une ligne que j’ai équipée. On dirait que ça donne un sens plus profond à l’activité qui occupe toujours une si grande place dans ma vie. En bout de ligne, dans le petit monde des premiers ascensionnistes et des ouvreurs-équipeurs du Québec, il va continuer d’y avoir des débats d’éthique, des fois aussi des chicanes de clocher, du monde qui s’entendent pas, du monde qui parle pas, du monde qui parle trop. Quand on est une petite communauté de passionnés, c’est un peu normal. Moi, perso, je peux vivre avec ça. Pis même si des fois on prend pas toute notre gaz égal, oublions pas qu’on est toute pareil au final, une gang de weirdo qui trippent à se crinquer sur des bouts de roches perdus dans le bois.
1 Commentaire
|
Archives
Octobre 2020
Catégories |